De moins en moins

Traduit par Bernard Tornare

Les seules fois où Caya de nía Chenta a entendu le son des sabots des chevaux sur les pavés étaient les nuits où elle tenait compagnie à la dame de la pharmacie lorsque ses enfants partaient en voyage à la capitale. Elle demandait alors à nía Chenta de venir dans sa maison pour qu’elle puisse y dormir pendant leur absence. C’est ainsi que Caya a entendu le son de l’eau potable circulant dans les tuyaux en PVC. Dans cette maison, elle a également vu pour la première fois une toilette, un évier et un réfrigérateur. Mais aussi une planche à repasser électrique, une télévision à télécommande et un sèche-cheveux.

Le bruit de la ville était très différent de celui de son petit village caché dans les montagnes, où il n’y avait ni eau potable ni électricité. Tandis que les filles de la ville allaient à l’école, Caya devait aller chercher de l’eau à une source située à six kilomètres de chez elle. Elle prenait deux mules et dix jarres, quatre sur chaque mule et deux qu’elle portait elle-même, une sur la tête et une à la taille. Elle partait à quatre heures du matin pour être de retour avant le lever du jour, faisait bouillir le maïs, le broyait dans le moulin à main et préparait des tortillas pour son père et ses frères qui travaillaient comme ouvriers agricoles dans une ferme.

Sa mère s’arrêtait de temps en temps pour s’occuper des trois petits frères et sœurs : des jumeaux de quelques mois et une petite sœur de trois ans avec qui Caya avait neuf ans d’écart. Sa mère lui apprenait à faire des quesadillas et du pain de riz, du marquesote et des semitas qu’elle vendait au village pour se procurer du sel, de l’huile, du gaz pour la lampe, du savon, des piles pour la radio, du sucre et de la chaux pour faire cuire le maïs. Lors d’une de ces ventes, elle rencontra la dame de la pharmacie qui lui suggéra d’acheter du lait et de fabriquer du fromage et de la crème à vendre. Si elle le souhaitait, la dame pourrait les proposer à la pharmacie. À chaque fois qu’elle montait au village pour vendre, Caya restait pour aider à nettoyer la maison. En échange, la dame lui donnait de l’argent certains jours, et d’autres fois, elle lui donnait des provisions, des vêtements usagés et des chaussures que ses enfants avaient laissés pour qu’elle les donne à ses frères et sœurs. Pour son anniversaire, la dame lui donna une machine à coudre d’occasion et lui dit qu’elle pouvait acheter des morceaux de tissu pour faire des tabliers, des sacs en toile et réparer des vêtements. Elle pouvait rester chez elle pour coudre, parce que la lumière électrique l’aidait. C’est ainsi que Caya de nía Chenta, apprit le métier de couturière qui lui permit de gagner de l’argent pour ses parents qu’elle voyait très peu, entre le nettoyage de la maison de la dame, la vente des quesadillas, la fabrication du fromage et de la crème, ainsi que le travail sur la machine à coudre.

Une nuit, alors qu’elle passait la nuit chez la dame de la pharmacie, un malheur lui est arrivé : l’un de ses fils aînés est revenu de la capitale et l’a abusée pendant son sommeil. Il lui a couvert la bouche pour l’empêcher de crier et l’a menacée en lui disant que si elle disait quelque chose, il raconterait au village que c’est elle qui l’a cherché et que lui, en tant qu’homme, ne pouvait pas lui dire non. C’est ainsi que Caya de nía Chenta est tombée enceinte à douze ans. Lorsqu’elle l’a expliqué à ses parents, ils ne l’ont pas crue, tout comme la dame de la pharmacie qui l’a accusée d’abus de confiance. Elle lui a dit comment osait-elle, en tant que servante, regarder ses enfants. Elle lui a aussi reproché son aide, la machine à coudre et les chaussures usagées qu’elle lui avait donné pour ses frères. Ses parents l’ont mise à la porte, lui disant qu’elle était une honte pour la famille et un mauvais exemple pour sa petite sœur. Avec trois mois de grossesse, Caya a quitté son village à Ahuachapán, au Salvador, et a franchi la frontière pour se rendre au Guatemala. À Jalpatagua, elle a cherché du travail dans les magasins, frappé aux portes des maisons, oeuvré dans des entrepôts de grains et a fini par trouver un emploi de femme de ménage dans un café.

Elle ne se souvient pas combien de fois le propriétaire l’a abusée et menacée, lui disant que s’il disait quoi que ce soit à sa femme, il la mettrait à la rue. C’est là, dans ce café, qu’elle a eu sa fille. Deux mois plus tard, quand elle a senti la force de pouvoir marcher, elle est partie de cet endroit. Elle s’est arrêtée au milieu de la rue avec sa fille dans les bras et a arrêté des camions en demandant à être emmenée à la capitale. Elle n’avait pas d’argent, et de camion en camion, elle est arrivée à la frontière entre le Mexique et le Guatemala. Sur ce chemin, elle a connu l’ingratitude, car sans argent, le seul moyen de paiement était son corps. Personne ne lui offrait de la transporter si elle ne donnait rien en échange. Alors, c’est ainsi qu’elle a traversé le Mexique en camion avec sa fille dans les bras. C’est de cette façon qu’elle est arrivée aux États-Unis après avoir traversé la ligne de chemin de fer entre le Sonora et l’Arizona, il y a déjà vingt-cinq ans.

Caya fait bouillir de l’eau dans une petite casserole, juste assez pour trois tasses de café. Elle n’est pas habituée au café instantané ou aux machines à café électriques, elle doit boire son café bouilli. Elle a changé de nom, depuis son arrivée dans le pays, elle disait s’appeler Maria, ils l’appellent Marry, elle ne voulait pas de rappel de la famille qui l’avait mise à la porte, ni de son nom. Elle travaille depuis vingt-deux ans comme couturière dans une blanchisserie, elle vit dans un appartement qu’elle partage avec sa fille Nuria et son petit-fils Paco. Des trois il est le seul à avoir des papiers car il est citoyen américain et il fréquente l’école primaire. Ni sa fille ni son petit-fils ne connaissent son histoire ou les raisons de son émigration. Ils ne connaissent pas les parents de sa mère et de sa grand-mère, ils savent seulement qu’elle est salvadorienne et que lorsque son pays lui manque, elle prépare des quesadillas et du pain de riz qu’elle accompagne de café bouilli. Mais de moins en moins.

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Ilka Oliva-Corado @ilkaolivacorado

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