La nostalgie d’Hilarion

Traduit par Amaia Cabranes et Sabine Tinchant Benrahho

Il finit son second travail à trois heures de l’après-midi, il a travaillé de 5h à 10h le matin dans une menuiserie à couper du bois et de 11h du matin à 3h de l’après-midi, le second travail, à nettoyer des bureaux. Sur la route pour le troisième poste, où il travaille comme commis de cuisine dans un restaurant libanais, il s’arrête dans un supermarché mexicain pour envoyer son virement d’argent hebdomadaire à Saint-Sébastien, Retalhuleu, Guatemala. C’est dimanche. Là où il vit, il travaille tous les jours de la semaine.

Une énorme file l’attend au supermarché, il y a toujours des gens qui envoient de l’argent à n’importe quelle heure de n’importe quel jour de la semaine, il y a toujours le son de la radio à pleine puissance qui émet de la musique mexicaine, ça sent la viande frite, à quelques pas de là, une autre file d’attente pour acheter les tacos à la viande de porc qui sont la spécialité de la maison. Il voit, empilés, les cartons d’avocats mûrs qui s’en iront en un clin d’œil, c’est ce que les gens achètent le plus le week-end, et les tamales[1] en sachet qu’ils vendent emballés de façon précaire. Ils vendent emballées également de cette manière les feuilles de nopal, chose qui ne cesse de l’étonner car au Guatemala on n’en mange pas. Il les a vues une fois qu’il était allé à Zacapa : d’énormes plantes de cactus que personne ne touchait. Mais finalement là où il est, les Mexicains les achètent comme on achèterait une pile de tortillas[2] ou un sachet de pain. Elles semblaient être le plat principal et non l’accompagnement.

Au début, à peine arrivé, Hilarion était attirée par le fait que les gens faisaient des virements, rechargeait des cartes de téléphone dans leur pays d’origine, changeaient leurs chèques et laissaient jusqu’au dernier centime entre le supermarché et le magasin d’alcools juste à côté. Il n’avait jamais imaginé que tant d’années passeraient et que lui aussi, finalement, aurait la même routine que des personnes qu’il avait vues à son arrivée dans ce lieu où il neige à la période où les manguiers regorgent de fruits dans son village natal.

Hilarion a émigré alors qu’il venait d’avoir 17 ans, avec trois enfants à élever. Il laissa son épouse et ses enfants chez ses beaux-parents et promit de rentrer d’ici deux ans, si tout allait bien, et d’apporter de l’argent pour monter un commerce. 25 ans ont passé depuis lors. Il doit encore amener à la fin du diplôme universitaire le dernier de ses enfants et le dernier de ses frères. Il ne pense pas revenir tant qu’il ne l’aura pas fait. Au Guatemala, il travaillait dans des plantations de canne à sucre. Si on auscultait son corps, on trouverait encore des tiges de canne sur sa peau qui, comme des épines, s’agrippent au plus profond de la peau. Il a passé son enfance et son adolescence dans ces plantations en travaillant avec ses parents et ses oncles et tantes, en dormant sous l’auvent, en mangeant une fois par jour, en gagnant seulement de quoi payer l’aller-retour à son village. Il ne sait ni lire ni écrire, parce que l’école n’a jamais été un choix pour sa famille qui vivait dans la pauvreté. Il devait aider ses parents à élever ses petits frères et sœurs. Il s’est rendu compte, dans la file d’attente pour transférer l’argent, qu’il y en a plein comme lui, en charge de leurs parents, grands-parents, petits frères et sœurs, et enfants. Quand il parle avec eux, les histoires sont similaires, peu importe l’endroit d’Amérique Latine d’où ils viennent. Parmi eux, il y a même des arrière-petits-enfants des braceros[3]. Hilarion apprit l’existence des braceros quand un jour, il y a plusieurs années, il est allé prendre des bières avec un jeune après que tous deux ont fait leur virement. Son arrière grand-père avait été bracero. Il n’était pas le seul à avoir la charge d’une famille sur les épaules. C’était le cas de la majorité des migrants sans papiers. C’est pourquoi, ils ne rentraient pas au bout de deux ans, contrairement à ce qu’ils pensaient au début. Comme lui, ils chargent aussi les photos de leurs enfants sur leur téléphone portable, ils ne les ont pas vu grandir. Mais ils ont réussi à les élever avec l’envoi de virements. Au cours des années, il a aussi connu tellement de gens qui n’ont jamais raconté à leur famille dans leur pays d’origine comment ils vivent réellement aux États-Unis. Lui-même n’a jamais raconté à sa famille qu’il loue un espace dans le sous-sol d’une maison où vivent quinze autres sans-papiers. 

Hilarion sort du supermarché, ce jour-là il ne faisait pas si froid, le soleil a percé par moments et les températures ne sont pas si déprimantes ni désespérantes. Il respire l’air frais qui, en un instant, a transporté, des arbres de son Saint-Sébastien natal, le parfum des corozos[4] et des mangues qui commencent à peine à mûrir. Il se demande, tandis qu’il conduit jusqu’à son troisième travail, si les autres migrants ressentiront comme lui la nostalgie du moment où le soleil perce à travers le ciel gris de l’hiver états-unien.


[1] Le tamal (pluriel : tamales) est une sorte de galette farcie amérindienne préhispanique (elle aurait plus de 5 000 ans). Le tamal (du náhuatl tamalli, qui signifie « entouré ») est un nom générique donné à plusieurs plats. Il est généralement cuit à la vapeur, enveloppé dans des spathes de maïs, feuilles qui protègent l’épi de la même plante de maïs (Note des Traductrices -NdT-)

[2] La tortilla est une galette plate faite avec de la farine de maïs nixtamalisée et plus rarement avec de la farine de blé, très populaire au Mexique et au Guatemala et utilisée en accompagnement de presque tous les plats mexicains (NdT)

[3] Cela fait allusion au Bracero Program (1942-1945). Dans le contexte de la IIGM et de la mobilisation des contingents, les États-Unis firent appel à la main d’œuvre mexicaine pour pour suppléer les hommes partis à la guerre dans le travail des champs de la Californie. Les travailleurs immigrés rentrent légalement au pays dans le cadre de ce programme qui était censé leur assurer des conditions de travail dignes (NdT).

[4] Corozo est une fleur qu’on utilise en Amérique Centrale lors de la Semaine Sainte et qui a une odeur forte et agréable (NdT).

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Ilka Oliva-Corado @ilkaolivacorado

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