Les heures de soleil

Traduit par Amaia Cabranes et Sabine Tinchant Benrahho

            Cayetana allume la poêle et commence à chauffer le repas qu’elle mettra dans les boîtes pour midi. Il est quatre heures du matin. Elle remplit d’eau cinq bouteilles en plastique d’un litre et demi, celles qu’elle consommera pendant sa journée de travail. Dans son tupperware, elle met un paquet de tortillas[1] chaudes qu’elle a enveloppées dans du papier d’aluminium et attachées dans deux sacs en plastique. Elle vérifie que tout est là : la boîte remplie de riz, les œufs brouillés, les frijoles[2] frits et les tortillas. Elle met ses genouillères, deux pantalons, deux sweaters, sa doudoune et ses bottes type Caterpillar. Dans son sac à dos, elle emporte les gants, le foulard pour couvrir son visage et le chapeau

Elle sort de l’appartement qu’elle partage avec huit autres personnes, toutes sans papiers comme elle. À l’angle de la rue, un collègue de travail, qui fait payer vingt dollars pour le voyage, passe la chercher. Elle préfère payer le trajet et ne prendre ni le train ni le bus qui lui font perdre plus de temps alors que ce dont elle a besoin ce sont plus d’heures de travail pour gagner suffisamment d’argent et construire une maison dans son petit village natal, La Palmilla, Usumatlán, Zacapa, Guatemala. C’est pour cela qu’elle travaille de lundi à dimanche. 

            Presque à cinq heures et demie du matin elle arrive aux champs. Cela fait vingt-deux ans qu’elle coupe des radis, toute la journée, agenouillée, supportant les heures de soleil sur son dos voûté. Elle a beau se laver les mains et mettre de la crème, le bout de ses doigts restent gercés et la terre des sillons jaunit ses ongles. N’importe quel habitant de la ville aurait cru que ses ongles étaient sales et négligés alors qu’ils sont le signe de longues journées de travail dans les champs.

Toutes les quatre heures, elle met de la crème solaire sur son visage et réajuste son foulard et son chapeau, mais la vapeur de la terre chaude transperce tout, les taches sur son visage ne partent plus. Elle a de très fortes douleurs aux genoux et au dos en plus de l’insolation qui, chaque jour, est une souffrance liée à  la journée de travail. Elle a trente-neuf ans à peine mais elle paraît vingt ans plus vieille. Elle n’a jamais pu se faire soigner ses maux de dents parce que le dentiste est très cher. Elle préfère ne pas baisser le montant des transferts d’argent et que ses quatre enfants finissent l’université dans son pays d’origine. Pour soulager de façon provisoire la douleur, elle suce un coton imprégné d’alcool, mord des clous de girofle et fait des bains de bouche avec de l’eau salée.

            Elle a déjà réussi à récupérer l’acte de propriété du terrain de la maison de ses parents –  qu’ils avaient mis en gage auprès d’un créancier pour avoir du liquide pour le coyote[3] afin qu’elle puisse migrer. Ils sont également restés pour s’occuper des quatre enfants.  De Zacapa, ils lui envoient par courrier les pommades pour soulager la douleur aux genoux et au dos – aller se faire soigner est impossible, c’est beaucoup d’argent et elle n’en a pas.

Cayetana rêve du jour du retour : avoir sa maison à elle, son échoppe. Ce qu’elle désire le moins, c’est travailler à nouveau comme journalière dans les champs de melon, piment, pastèque, tabac, raisin et loroco[4] comme elle a dû le faire depuis gamine. Elle espère que son retour sera différent et qu’il lui restera des forces pour travailler dix ans de plus aux Etats-Unis et économiser suffisamment pour ne pas mettre à nouveau le pied sur un sillon autre que ceux de la parcelle qu’elle envisage d’acheter pour passer les dernières années de sa vie dans les plaines fertiles du Guatemala, en profitant de la majesté de la Sierra de las Minas[5].

Ce sont là ses rêveries de midi quand le soleil brûlant de la Californie fane les feuilles des sillons des radis et la vapeur de la terre embrase la plante des pieds. Mais Cayetana refuse d’arrêter de rêver, de s’illusionner, parce que si elle cède une seconde à la réalité, elle sera perdue. Elle joue à imaginer les papayers, les sillons de maïs, l’ombre des gaïacs, les mains de ses parents, les câlins de ses enfants. Elle pense aux eaux du fleuve Montagua, au goût des quesadillas[6] de riz, à sa parcelle de terre, à sa maison avec son corridor  et son hamac, au trépied de la cruche à côté de la cuisine. Cayetana voyage dans le temps parce que, pour elle, il vaut mieux rêver et s’illusionner que se concentrer sur la douleur au dos et aux genoux, sur les brûlures du bout des doigts, les maux aux dents et le vide qu’elle ressent dans son cœur de ne pas avoir vu grandir ses enfants. 


[1] Tortilla : Galette plate de farine de maïs accompagnant la prise de toute nourriture, au Mexique, en Amérique centrale (NdT).

[2] Les frijoles sont des flageolets. On ne traduit pas parce qu’une assiette de frijoles ne renvoie pas seulement au légume mais à l’assiette – à la préparation typiquement mexicaine et plus largement américaine de ce légume (NdT).

[3] Coyote : Personne payée par les émigrant.es pour leur aider à passer la frontière des Etats-Unis ; un.e passeur.euse (NdT). 

[4] Loroco : (Fernaldia pandurata) Plante originaire de l’Amérique centrale et du sud du Mexique dont la fleur est comestible et aromatique. Elle constitue une des principales épices de la cuisine du Salvador. 

[5] Sierra de las Minas : cordillère située au nord-est du Guatemala. 

[6] Quesadilla: Sorte de crêpe, en général, au fromage.

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Ilka Oliva-Corado @ilkaolivacorado

 

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